<p><strong>Manier le bois est un art en menuiserie, mais le transformer en moyen de transport l'est tout autant en charpenterie. À Yoff et Soumbédioune, dans la région de Dakar, la conception de pirogues traditionnelles est une activité transmise de génération en génération. Malgré les défis liés à l'accès au bois et aux difficultés économiques, ce métier continue de préserver ses traditions.</strong></p>
<p>Les artisans de Yoff et Soumbédioune partagent une histoire commune. Alioune Sow l’explique fièrement : « Ceux qui n’ont pas appris le métier de mon grand-père Amadou Sow et de feu Ablaye Dieye sont formés par leurs élèves ». Ces maîtres charpentiers ont étendu leur savoir-faire à des zones comme Cayar, Yarakh, Mbao et même jusqu’à Saint-Louis dans le nord du pays. À Yoff comme à Soumbédioune, les pirogues, qu'elles soient achevées ou en cours de fabrication, sont dispersées le long des plages.</p>
<p> À Yoff, elles se trouvent à environ trente mètres du rivage, tandis qu'à Soumbédioune, elles sont situées à une cinquantaine de mètres. Ce week-end, les charpentiers ne sont pas en activité, mais un homme d’une quarantaine d’années, identifié comme le maître des lieux, s'affaire à appliquer les derniers motifs sur une pirogue. Vêtu d’un tee-shirt rouge aux et d’un foulard rouge-blanc noué autour de la tête, il peint méticuleusement la proue. Pape Moussa Gningue, spécialisé dans l’aspect artistique des pirogues, explique : « Après le passage du charpentier, je m’occupe de la partie artistique de la pirogue ». Bien qu'il soit charpentier de métier, il a choisi de se concentrer sur la décoration, laissant le travail de base aux plus jeunes. Il a appris son art de son père, également charpentier depuis son enfance.</p>
<p><strong>Tradition familiale</strong></p>
<p>À Mbenguene, un quartier de Yoff, les pirogues sont moins nombreuses qu'à Soumbédioune. L’atelier d’Alioune Sow, situé près du terminus du bus numéro 4 de la société des transporteurs privés AFTU, est un lieu où l'expérience et la passion se rencontrent. À 54 ans, Alioune Sow, surnommé Ndounga, est reconnu pour sa maîtrise exceptionnelle du métier de charpentier. « Je suis le charpentier le plus expérimenté ici », déclare-t-il avec fierté. Il a appris l'art de la fabrication des pirogues aux côtés de son père, qui lui-même avait été formé par son propre père. « Quand mes camarades allaient à l’école, je restais avec lui pour apprendre les rouages du métier », se souvient-il.</p>
<p>Ndounga est particulièrement respecté pour sa connaissance approfondie du métier. « Il y a des bois sur lesquels il ne faut pas se lancer sans préparation. On doit les dompter. Obtenir l'autorisation des 'djinns' est essentiel », explique-t-il. Cette pratique spirituelle fait partie intégrante de son héritage familial, transmis de génération en génération, de son grand-père Amadou Sow à son père, puis à lui-même. Son grand-frère ajoute : « Mon père était fier de lui et de son travail. Entre ses mains, l’héritage se porte très bien ».</p>
<p><strong>Conception et innovation</strong></p>
<p>Dans la fabrication des pirogues, chaque détail est crucial pour assurer la stabilité et l'efficacité de l'embarcation. Pape Moussa Gningue explique l'importance de chaque élément : « Ce bois en forme de trapèze, près de la proue, est essentiel pour l'équilibre de la pirogue. Si ce bois n’est pas correctement positionné, l’eau peut s’infiltrer et provoquer le chavirage de la pirogue. » Cet aspect technique, hérité des générations précédentes, demeure fondamental.</p>
<p>Néanmoins, les jeunes artisans, comme Pape Moussa et ses collègues de l'atelier "PAKATAS", intègrent des innovations tout en respectant les traditions. « Toute œuvre humaine évolue avec le temps », souligne-t-il. « Nous prenons les leçons des anciens pour améliorer à la fois l'esthétique et la fonctionnalité des pirogues. » Par exemple, alors que les anciens plaçaient le moteur au centre, les jeunes artisans l’ont repositionné à l'arrière, inspirés par les designs de zodiacs modernes.</p>
<p>En ce qui concerne les motifs artistiques des pirogues, bien qu'ils puissent sembler ésotériques pour les non-initiés, ils portent des significations importantes. Pape Moussa, ayant appris à intégrer le drapeau sénégalais dans ses œuvres, a élargi cette pratique. Il inclut maintenant les drapeaux d'autres nations comme l’Espagne, l’Italie, la France et les États-Unis dans ses designs. « Chaque nationalité peut ainsi reconnaître son propre drapeau parmi ceux représentés », explique-t-il.</p>
<p>Papa Ndounga, un autre artisan respecté, innove également. Connu pour avoir créé la pirogue « Samsung Duos », célèbre pour sa rapidité, il a récemment introduit un nouveau modèle nommé « Sonko-Diomaye ». « J’ai conçu cette pirogue en l’honneur de Sonko et Diomaye. Les supports inférieurs en forme de cartables symbolisent ce duo », explique-t-il.</p>
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<p>Ainsi, tout en restant fidèles à leurs traditions, les artisans de Yoff et Soumbédioune adaptent et modernisent leur savoir-faire pour répondre aux besoins actuels et futurs.</p>
<p><strong>Des prix entre 400.000 et 8 millions de F CFA </strong></p>
<p>Ces innovations n'incitent pas les charpentiers à déroger aux règles de leur profession, car Ndounga a appris le métier « de la meilleure des manières et s’efforce de préserver cette orthodoxie ». Pour fabriquer une bonne pirogue, il insiste sur deux conditions essentielles : un bois de qualité et un charpentier expérimenté. « À la différence d’autres charpentiers, je peux concevoir une bonne pirogue avec n'importe quel type de bois, c'est la qualité de mon travail qui fera la différence », affirme-t-il. Concernant l'approvisionnement en bois, Ndounga appelle l’État sénégalais à faciliter leur accès à ce matériau crucial, sans les contraintes des tarifs douaniers. « C’est difficile d'avoir du bois parce que nous l’importons principalement depuis la Côte d’Ivoire, la Guinée ou la Casamance. Les tarifications douanières sont très compliquées et nous devons payer cher pour convoyer la marchandise. Nous participons à l’essor économique de notre pays, donc si l'État pouvait réduire les taxes aux frontières, cela nous aiderait vraiment », lance-t-il.</p>
<p>Un autre problème auquel les charpentiers font face est le prix de vente des pirogues. Ndounga explique que les prix ne reflètent pas pleinement la valeur de son art, mais il les fixe à des tarifs abordables pour s'adapter aux conditions de vie difficiles des pêcheurs, exacerbées par la rareté du poisson. Il confie même avoir « bradé » le premier exemplaire de sa nouvelle invention pour la « modique somme de 900 000 FCFA ». « Ce métier, nous le faisons par amour, pas pour le profit. Sinon, nous aurions abandonné depuis longtemps pour nous consacrer à autre chose. Nous persistons parce que nous le faisons bien et sommes heureux de perpétuer l’héritage de nos ancêtres », précise-t-il.</p>
<p>Pour Pape Moussa, la pirogue n'est pas un bien à louer comme un taxi, permettant de générer des revenus quotidiens. « Le pêcheur peut dépenser quatre millions de Fcfa pour fabriquer une pirogue et récupérer cette somme en un mois. Mais il peut aussi dépenser un million de Fcfa de plus dans la même période sans pour autant amortir le coût de fabrication. Nous comprenons ces situations, étant donné la rareté du poisson », dit-il. Les prix des pirogues varient selon la longueur et la qualité des matériaux utilisés, allant de quatre mètres pour la plus petite à 25 mètres pour la plus grande. « Nous pouvons même fabriquer des pirogues de trente mètres de longueur », ajoute Ndounga. Sur le marché, les prix oscillent entre 400 000 et 8 millions de Fcfa, « tout dépend du choix du propriétaire ». Malgré ces défis, Papa Ndounga est déterminé à perpétuer un métier qui, bien que confronté à de nombreuses turbulences, continue de résister face à la rareté du poisson et aux difficultés d’accès au bois.</p>
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<p><strong>Boubacar FAYE</strong></p>
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Manier le bois est un art en menuiserie, mais le transformer en moyen de transport l\'est tout autant en charpenterie.