Avec la raréfaction des ressources halieutiques, les Sénégalais se tournent de plus en plus vers le poisson provenant des fermes aquacoles. Une tendance en constante augmentation ces dernières années. Cette alternative répond à une demande croissante, même si les préférences des consommateurs varient entre le tilapia (connu sous le nom de waas en wolof) et le clarias, surnommé poisson chat (yaas en wolof), les deux principales espèces élevées. Tandis que le tilapia est recherché pour sa fraîcheur et son goût apprécié, le poisson chat trouve sa place sur les tables après avoir été transformé en « kéthiakh » (poisson séché) et autres dérivés.
Par Souleymane WANE
Au cœur du marché animé de Tilène, à la Médina, une scène quotidienne se déroule sous les yeux des acheteurs matinaux : Ndeye, une habituée, discute avec Ibrahima, vendeur de poissons. "À combien le kilo de waas (tilapia) ?", demande la dame emmitouflée dans une robe en soie. " Le kilo à 3000 Fcfa ", répond Ibrahima, un des vendeurs attitrés de tilapia à Tilène, avec son frère Souleymane. Satisfaite, Ndèye réserve son poisson. « C’est bon, je reviens. Vous me gardez celui-là en attendant que je fasse mes autres courses », réplique la dame désignant de sa main frêle, un tas de poisson bien frais posé au-devant de la table du vendeur.
Ce samedi matin de mi-juin 2024, l'effervescence règne à l’approche de l’Aïd El Kébir ou fête du mouton. Ndèye, tout comme l’essentiel de la gent féminine qui peuple l’endroit en cette matinée, est venue s’approvisionner en légumes et en poisson pour se prémunir du manque de condiments. Le temps de la fête, les vendeurs peuvent être amenés à s’absenter pendant quelques jours.
En attendant de partir pour la Tabaski, Ibrahima compte bien écouler les trois caisses de poisson tilapia qu’il a achetées au marché au poisson de Pikine. « En général, j’achète entre trois et cinq caisses. Là, j’en ai acheté trois de 10 kilos à 27 000 Fcfa l’unité. Quant au yaas, je n’ai pas l’habitude, il y a certains qui le vendent quand même », a-t-il martelé
Une clientèle à part
Selon lui, le « waas » est un poisson qui se vend comme tous les autres types de poisson aujourd’hui. « Les gens ne le connaissaient pas mais vous savez, aujourd’hui, le poisson se fait rare, c’est pourquoi les acheteurs sont bien contents d’avoir de quoi se mettre sous la dent », renseigne-t-il doctement. Il poursuit : « le tilapia nous vient de la Casamance d’où il est pêché dans le fleuve mais de plus en plus nous recevons ceux qui sont produits par les aquaculteurs ».
Adji Fofana, une habituée du marché depuis deux décennies, confirme cette tendance. « Les voisins d'ailleurs viennent souvent pour acheter du tilapia. Les Togolais, les Camerounais, les Ivoiriens l'apprécient particulièrement, mais même les Sénégalais le découvrent de plus en plus », témoigne-t-elle avec un sourire chaleureux.
De retour vers Ibrahima pour prendre sa commande, Ndeye explique pourquoi elle préfère le tilapia dans ses grillades. « Rien ne vaut son goût », affirme-t-elle. « Pour le poisson frit, je fais souvent recours au waas, le seuddeu (brochet), le capitaine ou la dorade ». Et Ndèye de révéler que « le tilapia capturé en l’état sauvage a meilleur goût que celui issu de l’élevage », prenant à témoin son vendeur de poisson, Mansour Diop. « Ndeye c’est ma cliente depuis plus de 20 ans, c’est parce que j’ai épuisé mon stock qu’elle est allée voir Ibrahima. C’est lui, son frère, moi et deux autres à peu près qui vendons ce poisson dans le marché », affirme-t-il. Mansour Diop, confirme l'engouement pour le tilapia élevé localement. « Les ressources halieutiques diminuent, alors les fermes aquacoles prennent de l'importance", explique-t-il. « Les Sénégalais sont de plus en plus nombreux à opter pour le poisson d’élevage, même si l'importation reste dominante ».
Pour autant, dit-il : « le poisson élevé du Sénégal n’est pas très important sur le marché. C’est plus celui importé que l’on voit la plupart du temps. Au port, d’ailleurs, on l’appelle "Goana", informe-t-il, en raison de l’accessibilité ». Pour lui, la plupart des poissons que l’on vend sur le marché sont issus de l’élevage et sont des poissons importés à part quelques espèces qui ne sont pas élevées. Mais de plus en plus, les gens en cultivent dans le pays.
Parmi ces éleveurs, il y a Abdoulaye Diouf, détenteur d’une ferme aquacole dans la commune de Sandiara, à 23 km de Mbour. Avec un master en aquaculture obtenu en Espagne, il a ouvert sa ferme depuis 2018. Pour le responsable du GIE Push ’Agri, l’aquaculture se développe de plus en plus et les fermes aquacoles sont en augmentation continue.
« Devant la rareté des stocks halieutiques, nous avons décidé d’investir dans l’élevage du poisson. C’est un produit que les gens consomment de plus en plus avec des envies diverses. Le Sénégal est un pays côtier et les populations connaissent bien le poisson », souligne-t-il. Avec une production annuelle à peu près de 50 tonnes par an issue de son exploitation, répartie entre 30 tonnes pour le tilapia et 20 tonnes pour le clarias, le président de Push ’Agri dit « ne pas trouver de mal à écouler sa production auprès des populations ». Il poursuit : « Le tilapia mozambicus et le tilapia niloticus sont nos produits phares avec le clarias autrement appelé poisson chat. Ce sont les deux types de poissons qui sont généralement élevés au Sénégal par les aquaculteurs. Pour la consommation, cela dépend du goût de chacun. Et le constat que j’ai fait est que le tilapia est plus consommé en frais. Mais pour le poisson chat, d’habitude les gens ne l’achètent que lorsqu’il est transformé en « kéthiakh » (poisson séché) ».
Un produit apprécié frais comme transformé
Jean Fall, enseignant chercheur à l’Institut universitaire de pêche et d’aquaculture (Iupa) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), est un fervent défenseur du poisson d’élevage. Au cœur de son laboratoire aquacole, entouré de ses étudiants, il met en lumière les qualités distinctives de cette pratique. Contrairement aux poissons sauvages, souvent sujets à des variations de goût dues à leur environnement naturel, le poisson élevé présente une constance appréciée.
« En disséquant le ventre d'un poisson élevé, on remarque qu'il contient plus de graisse et une chair plus abondante », explique-t-il avec assurance. Cette qualité est obtenue grâce à une alimentation contrôlée destinée à maximiser la croissance et la qualité nutritionnelle des poissons. Pour Jean Fall, cette approche permet de répondre aux attentes croissantes des consommateurs sénégalais.
Le poisson sauvage capturé dans les fleuves ou les étangs boueux peut parfois présenter un arrière-goût, souvent attribué aux algues filamenteuses que le poisson peut ingérer. Ce facteur contribue à rendre son goût quelque peu fade, analyse l'enseignant chercheur.
À l'institut où il pratique des récoltes occasionnelles, l'enseignant observe avec satisfaction que le clarias, une fois transformé en kéthiakh, trouve un succès croissant. « Bien que notre principal objectif soit la recherche, nous vendons parfois nos récoltes. Les connaisseurs de ce produit nous demandent souvent s'il est disponible. Il a définitivement sa clientèle, qui ne cesse de s'agrandir », conclut l'universitaire.
Avec la raréfaction des ressources halieutiques, les Sénégalais se tournent de plus en plus vers le poisson provenant des fermes aquacoles. Une tendance en constante augmentation ces dernières années. Cette alternative répond à une demande croissante, même si les préférences des consommateurs varient entre le tilapia (connu sous le nom de waas en wolof) et le clarias, surnommé poisson chat (yaas en wolof), les deux principales espèces élevées. Tandis que le tilapia est recherché pour sa fraîcheur et son goût apprécié, le poisson chat trouve sa place sur les tables après avoir été transformé en « kéthiakh » (poisson séché) et autres dérivés.